mardi 2 juin 2009

Échange de courrier sur Fritz Haber

Á la suite de mon article Le paradoxe de la science: Fritz Haber (paru aux Cahiers rationalistes et reproduit dans ce blog), j’ai reçu un intéressant commentaire de la part de David Vandermeulen. Chacun peut vérifier qu’il s’agit d’un spécialiste de Fritz Haber et de son temps en consultant les sites : Fritz Haber et Éditions Delcourt. Je ne puis que recommander la lecture du remarquable travail de David Vandermeulen.
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Commentaire de David Vandermeulen (31 mai 2009 à 17:50)
Cher Monsieur,
Merci à vous d’avoir mis en ligne cet article, c’est là une excellente synthèse. Travaillant personnellement sur Haber et son temps (http://fritz-haber.over-blog.com/ ou http://www.editions-delcourt.fr/fritzhaber/) je me permets un avis qui n’abonde peut-être pas pleinement dans le sens de vos conclusions mais qui, je l’espère, saura néanmoins rencontrer votre intérêt.
Car je pense pour ma part que Haber n’était pas, d’un point de vue éthique du moins, un cas si «à part» que cela. Je pense au contraire, comme le pensait aussi mon ami le philosophe des sciences Jean-Jacques Salomon, que l’absence de déni chez Haber a fait de lui un cas particulièrement symptomatique de la dérive éthique au sein de la communauté scientifique de ces dernières décennies ; jamais Haber n’a avoué une quelconque faute. Au contraire, comme vous le précisez dans votre texte, ce fut parce que ses supérieurs ne l’auront pas suivi que la première attaque chimique d’avril 1915 ne réussit jamais à apporter une conclusion définitive au conflit. Il est probable que la guerre s’est jouée à ce moment sur un paramètre essentiellement météorologique. Les vents auraient été favorables pour Haber, jamais des troupes n’auraient été envoyées à l’Est, et Calais aurait été prise en deux jours. Bien entendu, on ne refait pas l’Histoire avec des uchronies, mais ceci pour vous dire que Haber, de son point de vue, savait que ce qu’il a fait pendant la guerre était « ce qu’il fallait faire » ; un avis qui, il me semble, ne dénote pas tant des commentaires que l’on a pu entendre de la part des scientifiques du projet Manhattan, par exemple…
D’autre part, il me semble également, comme l’a très bien démontré Gershom Scholem dans un article sur le dialogue judéo-allemand resté célèbre, que l’échec de Haber lié à cette volonté d’«intégration et patriotisme» n’est pas non plus un cas que l’on pourrait si facilement qualifier de « à part ». Bien d’autres intellectuels juifs-allemands de la génération de Haber ont connu, à divers niveaux, des déboires du même type ; les cas de Rathenau ou Maximilian Harden sont en ce domaine assez éclairants. Quant à la part positive de Haber, rien ne nous permet réellement de croire en elle et il semble que notre regard soit encore fortement troublé par le prestige de son Nobel. Car même son travail qui lui valut le Nobel n’avait rien de très philanthrope : il savait dès 1912 à quel point le procédé Haber-Bosch, s’il aboutissait, offrirait à l’Allemagne l’occasion de ne plus dépendre des importations de salpêtres. Il savait également que ses travaux fourniraient à sa patrie une assurance de s’engager dans un conflit d’importance et c’est, selon moi, cette dimension qui en grande partie le motiva ; sauver le monde de la famine aurait été pour lui un objectif très secondaire.
Rappelons aussi que si l’Allemagne n’a pas réussi à s’imposer sur le point de vue des munitions, ce ne fut pas parce que le procédé Haber-Bosch n’était pas assez efficient mais bien parce que Haïm Weizmann, qui fut sur ce point précis un véritable alter-ego de Haber, réussit en1916 pour le profit de la Grande Bretagne à développer à grande échelle des productions d’acétone, relançant ainsi les Anglais dans la guerre (ce fut entre autre cet acte qui pesa favorablement dans les pourparlers qui menèrent à la Déclaration Balfour).
Un détail qui étonnera d’autant plus lorsque l’on sait que Weizmann, à la fin 1933, proposa à Haber, en toute connaissance de cause, de devenir le recteur de l’Université de Jérusalem. Haber mourra en janvier 34 et ne trouva pas le temps de se prononcer. Weizmann pendra l’initiative de choisir pour Haber en faisant venir en Israël, la bibliothèque Haber, l’une des plus prestigieuses collections scientifiques du début du XXe siècle. Celle-ci est encore aujourd’hui au sein de l’Institut Weizmann de Rehovot, alors que, autre curiosité de l’Histoire, les élèves et professeurs du Fritz Haber Institut de Berlin ont officiellement fait la demande fin des années 1990, de débaptiser leur école.
David Vandermeulen

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Ma réponse (31 mai 2009 à 23:48)

Monsieur
Merci pour ce texte que j'approuve intégralement. Je ne vois pas très bien pourquoi vous dites être en désaccord avec moi. Je partage complètement votre opinion. Je dis seulement qu'il y a aussi des chimistes différents de Haber, comme Marie Curie ou Primo Levi. Si vous n'y voyez pas d’inconvénient je publierai votre contribution dans mon blog: elle éclaire mon article et le complète sur plusieurs points.
Je tiens aussi à vous dire que j'apprécie votre travail sur Haber. Je ne connais pas la version papier, mais celle qui se trouve dans votre site est remarquablement bien faite. Quand l'occasion se présentera, j'espère pouvoir en faire un compte rendu pour l'une des revues auxquelles je contribue.
Cordialement
Arkan Simaan

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Réponse de David Vandermeulen (2 juin 2009 12:10)

Cher Monsieur,
Bien entendu, il ne s’agissait pas de ma part d’un véritable désaccord, mon intervention ne se résumait à rien d’autre qu’une légère divergence de point de vue, un complément qui s’attardait tout au plus sur cette petite phrase qui annonçait Haber comme un scientifique à part. Je ne suis qu’un simple auteur de bande dessinée privé de tout cursus scolaire, jamais je ne me serais permis de vous discuter aussi frontalement.
Il y a encore un point que j’aimerais développer un petit peu plus avec vous, c’est celui qui aborde le suicide de Clara Haber Immerwahr. Car sur ce sujet, les interprétations évoluent : de récents travaux d’historiens mettent désormais en doute la thèse du «suicide moral» qui découlerait principalement des agissements de Haber sur le front. Il est amusant de constater que la science historique «progresse» alors que les faits s’éloignent de plus en plus dans les pénombres de l’Histoire, mais il semblerait bien que Clara ne se soit pas suicidée à cause des recherches de Haber mais plutôt à cause d’un ensemble de circonstances (cinq suicides dans sa famille, une vie de couple désastreuse dès le second mois de mariage, une carrière scientifique malheureuse, morts de ses proches Abegg et Sackur, bellicisme de son mari, etc.). Pour avoir discuté de cette question avec une intellectuelle anciennement active au sein de formations proches du M.L.F., il est probable que certains mouvements féministes des années 1970 aient pour beaucoup participé à la construction de «sanctification» de Clara Immerwahr, celle-ci doit en effet sa sortie de l’ombre à cette époque ; les Voragine, sous d’autres atours, continuent d’agir encore de nos jours…
Nous ne connaîtrons probablement jamais la véritable cause de cette mort, et si croire au suicide moral est une option très séduisante, je pense que nous nous devons de reconnaître notre ignorance quant à ce point précis et apporter aux raisons de ce suicide les multiples événements qui ont contribués à fragiliser la santé mentale de Clara Haber... et non plus nous concentrer sur le seul geste éthique.
Bien à vous.
David Vandermeulen

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