vendredi 29 mai 2009

Le paradoxe de la science : Fritz Haber

par Arkan Simaan



NOTE: Article paru dans les Cahiers rationalistes, n° 579, novembre-décembre 2005. Des versions légèrement modifiées et/ou réduites ont été publiées par le Bulletion de l'Union des physiciens et par Science et pseudo-sciences. Une traduction en portugais a été faite pour la Sociedade Portuguesa de Química.
Le lecteur peut trouver des compléments à cet article dans une autre section de mon blog: Échange de courrier sur Fritz Haber


Résumé
Fritz Haber, prix Nobel de chimie 1918, doit sa gloire à la synthèse de l’ammoniac à partir de l’azote atmosphérique, donc à la solution du problème des engrais. Mais il est aussi l’initiateur de la guerre chimique et l’inventeur du funeste Zyklon B.


Fritz Jacob Haber naît en 1868 à Breslau (aujourd’hui Wroclaw), ville appartenant alors à la Prusse. Trois ans après, l’Allemagne s’unifie après une victoire militaire éclatante contre la France. Le père de Fritz, Siegfried, juif non pratiquant, importateur d’indigo naturel, possède un commerce de colorants, activité que l’unification rendra florissante, et dont l’Allemagne aura bientôt le monopole. Une imposante industrie chimique se développe en effet dans la nation, fondée sur les immenses réserves de charbon, et exploitant la distillation de la houille.

Le père de Fritz Haber élève son fils avec une sévérité spartiate. Soulignons qu’en Prusse les éducations rigoureuses sont réputées vertueuses, on valorise la sévérité, la discipline, l’armée et le nationalisme : le patriotisme sert en effet de ciment pour la cohésion du pays. Malgré l’unification, subsistent encore les différends régionaux et religieux qui ont souvent couvert de sang les pages de son histoire. Dieu, Patrie et Science deviendra bientôt le nouveau credo de Guillaume II. Voici comment ce kaiser félicitera Wilhelm Röntgen de sa découverte des Rayons X (1896) : “Je loue Dieu de ce nouveau triomphe de la science pour notre patrie allemande.”

Fritz Haber commence ses études dans un prestigieux Gymnasium de Breslau et, comme c’était alors l’usage, il suit une formation universitaire en plusieurs centres, dont les Universités de Berlin et de Heidelberg : il obtiendra en 1891 un doctorat en chimie organique. Les universités allemandes sont alors étroitement associées aux industries chimiques de pointe, particulièrement celles de médicaments et de colorants. Tout substance nouvelle créée dans les usines est immédiatement analysée dans les laboratoires universitaires. Et vice-versa : ces derniers livrent des brevets aux industriels pour d’autres composés de synthèse. Le personnel scientifique aussi emprunte cette route à double sens, passant des industries aux universités. Le nombre de savants est donc immense : l’Allemagne compte onze fois plus de chimistes que la France, par exemple.

Après ses études, Fritz Haber rejoint l’entreprise paternelle. Il s’engage cependant dans une transaction commerciale imprudente, enfonçant son père dans les difficultés. C’est donc sans peine que Siegfried voit son fils s’en aller vers la carrière académique. Mais si un universitaire ne brevette pas une invention intéressante, sa rémunération est incertaine : seuls les professeurs titulaires jouissent d’une paie correcte et régulière. Les autres, aussi bien les professeurs assistants que les associés, dépendent des élèves qu’ils recrutent.

La conversion

En 1892, Fritz Haber abjure le judaïsme et devient luthérien. Même si les conversions restent minoritaires dans la communauté, de nombreux juifs adoptent le christianisme dans l’espoir d’une promotion : le baptême leur permet en effet de postuler aux emplois réservés aux chrétiens dans l’armée et la fonction publique. Mais le succès de l’opération n’est pas garanti : on n’oublie jamais l’origine des individus. Ainsi, en 1900, Haber convoite une chaire de professeur titulaire à l’Institut Technique de Karlsruhe, où il enseigne en qualité d’associé. Mais on l’écarte en raison de ses ascendances juives. Deux ans après, il postule à l’Université de Vienne. Mais les préjugés ne s’arrêtent pas aux frontières : malgré un premier avis favorable, sa candidature sera rejetée parce qu’il est “juif baptisé”.

Il faut aussi voir dans la conversion de Haber une volonté d’intégration, sentiment répandu parmi certains juifs. Influencés par la culture allemande, ils ne respectent plus les règles alimentaires de la communauté et se sentent plus proches des usages chrétiens que des pratiques juives orthodoxes. Imprégné de littérature, de musique et de philosophie allemandes, Fritz Haber en est le parfait exemple. Confondant christianisme et germanisme, il devient patriote jusqu’à la caricature : le patriotisme devient même sa nouvelle religion. Il ne critique jamais publiquement le gouvernement, quelle que soit la politique suivie. Peu avant sa mort, en quittant l’Allemagne nazie, il exprimera ce regret : “J’ai été allemand à un tel point que je ne m’en rends vraiment compte qu’aujourd’hui.”

Le mariage

En 1901, Fritz Haber épouse Clara Immerwahr, juive convertie et titulaire d’un doctorat de chimie, le premier – paraît-il – décerné à une femme à l’Université de Breslau. Dix mois après le mariage, elle accouche d’un fils à la suite d’une grossesse problématique. La carrière de cette femme déterminée qui sut combattre les préjugés pour obtenir son diplôme sera anéantie : sous l’ombre du mari, elle n’arrivera jamais à se frayer une place au Soleil. “Ce qui reste de moi, a-t-elle confié à un ami en 1909, me remplit de la plus profonde insatisfaction. (…) La faute en revient à la suffocante personne de Fritz (…) tout être qui n’est pas encore plus égoïste et grossier que lui part en éclats.” Clara assure parfois la traduction en anglais des écrits de son mari.

Á cette époque, Fritz Haber développe des œuvres d’intérêt chimique : en 1898, il édite un manuel plaidant pour une association industrie-université et élucide la réduction électrochimique du nitrobenzène. En 1904, il explique l’équilibre quinone-hydroquinone et invente avec Max Cremer l’électrode en verre pour mesurer l’acidité d’une solution. Il publie l’année suivante un ouvrage important pour la recherche et l’enseignement de la thermodynamique.

Le spectre de la famine mondiale

Comment nourrir la population mondiale qui enfle ? Voici l’un des problèmes des gouvernements européens à la fin du XIXe siècle.

Il s’agit en fait de la vieille question malthusienne. Un siècle plus tôt, l’Anglais Thomas Robert Malthus avait en effet pronostiqué un sombre avenir pour l’humanité si la population devait croître plus vite que la nourriture. Elle n’aura d’autre alternative, disait-il, que la famine ou la guerre pour rétablir l’équilibre. En 1898, cette préoccupation apparaît dans un discours de William Crookes, président de la British Association for the Advancement of Science : il annonce la catastrophe alimentaire pour les prochaines décennies. L’augmentation de la population, dit-il, dépasse largement la capacité de moisson des États-Unis et de la Russie, principaux producteurs de blé, qui devront cesser leurs exportations pour subvenir à leurs besoins. L’Angleterre, importatrice de céréale, est particulièrement vulnérable, continue-t-il, car “la première arme dans une guerre ce sont les aliments”. Plaidant pour une intensification de la culture de blé, Crookes demande : où trouver les engrais azotés ? Inutile de compter sur le nitrate sud-américain, le guano [1] et le salpêtre du Chili [2], car leurs gisements s’épuisent à vue d’œil. En effet, ces produits ne servent pas seulement à fabriquer des engrais mais aussi des explosifs. La seule solution, dit le savant, consiste à produire le nitrate à partir de l’ammoniac, prélevant l’azote dans l’atmosphère, réserve inépuisable.

Bien entendu, les hommes d’affaires londoniens n’avaient nullement attendu cette intervention alarmiste pour comprendre l’importance du nitrate sud-américain. Plus particulièrement ceux qui avaient fait du commerce lucratif avec John Thomas North, le “roi du salpêtre”. Ce dernier avait eu en effet la mainmise sur le salpêtre du Chili presque jusqu’à sa mort, survenue deux ans avant le discours de Crookes. North avait été le grand bénéficiaire de la Guerre du Pacifique (1879-1883), conflit au cours duquel le Chili avait dépecé la Bolivie et le Pérou, confisqué leurs gisements de nitrate (qui s’appellera désormais “salpêtre du Chili”) et confié ensuite leur exploitation à North, qui devint ainsi l’un des plus riches Anglais. En effet, le guano et le salpêtre du Chili ne servaient pas seulement aux engrais, mais aussi – et surtout – à la fabrication d’explosifs.

Si le discours de Sir William Crookes n’apporte aucune information nouvelle pour les milieux d’affaires, elle illustre en revanche l’acuité de la crise du nitrate : le salpêtre du Chili s’épuise à vue d’œil, son prix va même grimper de 25% entre 1902 et 1904. En revanche, la conférence de Crookes rend écho dans les milieux savants qui commencent aussitôt à réfléchir sur une manière de fixer l’azote atmosphérique sous forme d’ammoniac.


Synthèse de l’ammoniac

Sur le terrain des études scientifiques, les Allemands sont particulièrement avantagés, leur pays ayant déjà résolu le lancinant problème des recherches, le financement. Encouragés par le gouvernement, banquiers et industriels agissent de concert : les industriels achètent des brevets, engagent des savants talentueux et les banquiers fournissent les fonds. Il se forme ainsi un complexe académico-industriel-bancaire d’une redoutable efficacité.

Un des premiers chimistes à trouver une synthèse de l’ammoniac est Friedrich Wilhelm Ostwald, futur Nobel de chimie (1909). Il propose vers 1900 une réaction catalysée par le fer à la BASF (Badische Anilin und Soda Fabrik). Chargés d’analyser la faisabilité industrielle du procédé, Carl Bosch et Alwin Mittash, deux chimistes de l’entreprise, émettent un avis négatif car ils n’arrivent pas à reproduire les résultats annoncés. Sur ces entrefaites, le Français Henri Le Chatelier essaie lui aussi de réaliser cette réaction. Mais il abandonne les recherches en 1901, à la suite d’une explosion dans son laboratoire. Plus tard, il déplorera ainsi cette décision : “Ce fut le plus grand aveuglement de ma vie.”

En 1904, Haber et l’Anglais Robert Le Rossignol tombent sur une synthèse encourageante vers 200°C et 200 atmosphères. Malgré de telles conditions, inédites jusque-là en laboratoire, la réaction reste lente. Pour l’accélérer, ils essayent divers catalyseurs et trouvent, par hasard, l’osmium, métal très rare. En 1908 Haber présente à la BASF un montage donnant 100 centimètres cubes d’ammoniac liquide à l’heure. Une rude négociation s’engage entre lui et la société qui, par précaution, achète la totalité de l’osmium disponible sur le marché : celui qui détient l’osmium, détient la clef du procédé. Simultanément, Carl Bosch et Alwin Mittasch, sans limitation de crédit, testent d’autres catalyseurs possibles.

Voyant le temps passer, Haber informe ses interlocuteurs que la Hoechst s’intéresse désormais à sa méthode. L’aiguillon est efficace : la BASF lui offre illico une participation aux bénéfices et une rente annuelle de 6.000 marks, le double de son salaire. Cependant, quelques mois après, Haber rencontre le banquier et président d’Auer, Léopold Koppel, juif converti qui deviendra son ami. Haber communique donc à la BASF qu’il va accepter la direction des recherches d’Auer pour un salaire à “six chiffres”. Bluff ou pas, cette annonce inquiète la BASF. Même si elle possède déjà le brevet, elle regarde d’un œil noir cette collaboration, d’autant plus que Carl Bosch rencontre de sérieuses difficultés pour viabiliser industriellement le procédé de Haber. La BASF porte donc le salaire du savant à 23.000 marks. En outre, elle autorise Haber à travailler pour Auer à la seule condition qu’il s’engage à proposer préalablement à la BASF toute nouvelle recherche qu’il pourrait envisager de faire.

Les années avant la Guerre

Léopold Koppel est un mécène. En 1905, il avait mis sur pied la Fondation Koppel, à l’image de l’Institution d’Andrew Carnegie, philanthrope américain qui avait grandement favorisé la science de son pays. Lorsque l’empereur allemand envisage en 1910 de fonder l’Institut Kaiser Wilhelm, organisme semi-public pour drainer des fonds privés vers la recherche, il s’adresse naturellement à Koppel. Enthousiasmé, ce dernier conseille au kaiser de confier l’Institut Kaiser Wilhelm de Physico-chimie et d’Électrochimie à Fritz Haber. En 1911, Haber vient donc s’établir à Berlin, où il fréquentera les plus importants personnages d’Allemagne, à commencer par l’empereur, et exercera une influence décisive sur la vie scientifique. Douce vengeance pour celui qui avait enduré maintes humiliations avant de devenir professeur titulaire à Institut Technique de Karlsruhe (1906).

Haber sera bientôt consulté au sujet de l’envoi de Max Planck et Walther Nernst à Zurich pour inviter Albert Einstein à venir en Allemagne. Le père de la relativité, qui deviendra un grand ami de Haber, s’installera à Berlin en 1913, l’année même où la première usine de production d’ammoniac voit le jour. Il a fallu en effet quatre années de dur labeur à Carl Bosch pour vaincre les difficultés. Le chemin qui mène un procédé de laboratoire vers la production industrielle est semé d’embûches. Secondé par centaines de collaborateurs, il avait testé environ 20.000 composés avant de trouver le catalyseur idéal de la réaction. [3] Bosch dut ensuite construire des compresseurs gigantesques capables de fonctionner jour et nuit. Cette prouesse industrielle sera récompensée par un prix Nobel en 1931, qu’il partagera avec Friedrich Bergius. Carl Bosch a si profondément transformé la méthode initiale de Haber que l’on parle de “procédé Haber-Bosch”. Manquant de modestie, il aurait provoqué la fureur de Haber en parlant ainsi de son usine : “Il n’y a plus rien de Haber ici”.

La première usine ouvre ses portes quelques mois seulement avant la Première Guerre mondiale avec une production journalière de trois à cinq tonnes de nitrate, matière première indispensable pour les explosifs. En 1918, elle dépassera 300.000 tonnes annuelles, quantité supérieure aux importations d’avant-guerre. Sans cela, les Allemands auraient été défaits avant 1916 en raison du blocus anglais.

Haber pendant la guerre

Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche tombe à Sarajevo sous les balles d’un partisan de la cause serbe. Un mois après, éclate la guerre : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie d’un côté, la France, la Grande Bretagne et la Russie de l’autre commencent les combats. Dans une ambiance d’enthousiasme, la population de Berlin applaudit son armée lorsqu’elle viole les frontières de la Belgique neutre en août. Devant la cause de la Patrie, les dissensions s’estompent y compris lorsque les troupes massacrent une partie de la population de Louvain, soulevant l’indignation en France et en Angleterre. En revanche, en Allemagne, le gotha intellectuel lance un lamentable “Appel au monde civilisé”. Ce manifeste signé (parfois sans lecture préalable) par 93 personnalités du monde culturel affirme : “Sans notre militarisme la civilisation allemande serait anéantie”. Qualifiant de “juste” la punition que les soldats allemands “se sont vus forcés d'infliger aux bandits” de Louvain, les signataires écrivent ces mots : “[Ceux] qui ne craignent pas d’exciter des mongols et des nègres contre la race blanche [4], offrant ainsi au monde civilisé le spectacle le plus honteux qu’on puisse imaginer, sont certainement les derniers qui aient le droit de prétendre au rôle de défenseurs de la civilisation européenne.” En bas du manifeste figurent plusieurs prix Nobel ou futurs lauréats : en plus de Fritz Haber, Wilhelm Roentgen (physique, 1901), Emil Fischer (chimie, 1902), Philipp Lenard (physique, 1905), Paul Ehrlich (médecine, 1908), Wilhelm Ostwald (chimie, 1909), Wilhelm Wien (physique, 1911), Richard Willstätter (futur Nobel de chimie 1915), Max Planck (futur Nobel de physique, 1918) et Walther Nernst (futur Nobel de chimie, 1920).

Signalons que quelques savants, dont Einstein qui n’a pas encore de notoriété, signent un contre-manifeste et que le nationalisme est virulent aussi dans les autres pays, par exemple en France, où l’on vient juste d’abattre Jean Jaurès.

L’arme chimique

Dès les premières batailles, les généraux allemands savent que la victoire sur le front occidental sera difficile. Ce qui aurait dû être une promenade pour les troupes du Kaiser, devient en fait une guerre de tranchées, où les soldats s’embourbent. Le chef d’état major, Erich von Falkenhayn, charge donc Walther Nernst d’une recherche sur les gaz irritants et lacrymogènes pour obliger les soldats alliés à quitter leurs positions. Nernst échoue, et Fritz Haber s’offre pour prendre sa suite.

Il s’agit cependant d’une question délicate : deux traités signés à la Haye (en 1899 et en 1907) proscrivaient formellement l’usage des gaz de combat. Le premier texte stipulait que “les puissances signataires s’accordent pour s’abstenir d’utiliser tout projectile dont le seul but est la diffusion de gaz asphyxiant ou délétère”, et le deuxième interdisait l’usage des poisons et des armes toxiques dans la guerre. Les gaz irritants et lacrymogènes faiblement concentrés (donc non mortels) seraient-ils également prohibés? Quoi qu’il en soit, les Français les utilisent les premiers avec un résultat plus que médiocre. L’armée allemande exploitera bientôt ce geste pour justifier ses recherches, qui avaient en réalité été envisagées bien avant l’action française.

Toutefois, les recherches de Haber se révèlent difficiles. En décembre, une explosion dans son laboratoire tue le chimiste Otto Sackur et, le mois suivant, des obus chargés de lacrymogènes se révèlent inefficaces. Falkenhayn prend donc la responsabilité de franchir un cap, d’utiliser des poisons. Pour faciliter le travail de Haber, le kaiser intervient personnellement pour l’élever au grade de capitaine, contre les vœux de la hiérarchie militaire. Bien que ce soit un titre sans commandement, Haber jubile : cette récompense sans précédent pour un savant né juif le remplit de fierté.

Le chlore devient la pièce maîtresse de l’opération car il peut être produit en abondance par l’industrie des colorants. Gaz lourd, il ne s’envole que lentement lorsqu’il est répandu sur le sol, donnant ainsi le temps au vent de l’emporter vers la cible choisie. Falkenhayn comprend vite l’intérêt de cette procédure qui contourne l’interdiction de l’usage de “projectiles”. Y a-t-il quelqu’un d’assez stupide pour ne pas voir qu’un produit versé par terre n’est pas transporté par projectile ?

Haber organise aussitôt une équipe avec Walther Nernst et quelques futurs Nobel, parmi eux James Franck (physique, 1925), Gustave Hertz (physique, 1925) et Otto Hahn (chimie, 1944). Signalons aussi Carl Duisberg, directeur de la puissante Bayer, qui met au service de la cause l’appareil productif de l’entreprise. En revanche, Haber essuie le refus de Max Born et d’Emil Fisher. “Du fond de mon cœur patriotique, je vous souhaite l’échec”, dit ce dernier à Haber en faisant ce pronostic : “Après les Allemands, les autres feront de même.” [5]

Langemarck (près de la ville belge d’Ypres) est choisie pour le premier essai en avril 1915. Sous la surveillance personnelle de Haber, les Allemands enterrent, la nuit, des centaines de fûts, environ 170 tonnes de chlore, sur une ligne de 6 kilomètres : il indique précisément les emplacements pour les enfouir. Pendant plusieurs jours, Haber attend que le vent souffle dans le bon sens. Et à la bonne vitesse. Si elle est trop forte, le poison se disperse sans avoir le temps d’agir ; si elle est trop faible, les assaillants s’exposent au retour possible d’effluves dangereux. L’attaque ne survient donc que le 22 avril, alors que Falkenhayn, impatient, avait déjà retiré une partie de ses troupes, affaiblissant ainsi le potentiel offensif allemand.

Aussitôt ouverts, les fûts dégagent un nuage verdâtre qui dérive sur les troupes françaises, où se trouvent beaucoup d’Algériens. L’effet est terrible : le poison corrode la bouche, les yeux et les bronches. Asphyxiés, les hommes, deux mains à la gorge, sortent des tranchées crachant du sang. D’autres, aveuglés, sautent à petit pas, tombent et agonisent dans la souffrance. Les soldats qui vont au secours des malades sont fauchés par les mitrailleuses. Pas étonnant donc que les fantassins abandonnent leurs positions, ouvrant ainsi une brèche sur le front. Les Allemands avancent alors sur les tranchées désertées : le sort de la guerre peut basculer. Les troupes que Falkenhayn avait retirées font maintenant défaut. De plus, comme des arroseurs arrosés, les Allemands tombent dans leur propre piège : il reste du chlore dans les dépressions du terrain. Ceci les conduit à reporter leur attaque, permettant aux Alliés de s’organiser. Dès le lendemain, ces derniers vont opposer une résistance farouche, et, le 24 avril, les Allemands ouvrent d’autres fûts de chlore, cette fois-ci sur l’armée anglaise, fortement composée de Canadiens. Mais l’effet de surprise est passé. Lorsque la bataille se termine le 27 avril, les Alliés ont déjà repris une partie du terrain perdu. Leurs pertes sont cependant lourdes : 15.000 blessés, 5.000 morts (notons que certains historiens divisent ces chiffres parfois par dix.)

Ce crime de guerre qui va souiller à jamais le nom de Fritz Haber, aura une terrible répercussion chez lui. A la suite d’une violente altercation (où se mêlent également, semble-t-il, des questions de jalousie), sa femme, indignée, se suicide dans la nuit du premier mai avec le pistolet de son mari. Réveillé par la détonation, terrorisé par la scène, son fils de quatorze ans trouve sa mère moribonde dans une flaque de sang. Dès que le jour se lève, Fritz Haber part sur le front de l’est.

En 1917, Haber se marie avec Charlotte Nathan, qui lui donnera deux enfants, dont Ludwig, historien des sciences spécialisé dans l’arme chimique. À l’époque de son mariage, le savant se trouvait à la tête d’une Fondation destinée aux armes nouvelles, c’est-à-dire aux poisons de combat, fonction qu’il remplira consciencieusement jusqu’à la fin de la guerre : il dirigera environ 200 chercheurs. “L’État Major a rencontré en mon père – dira son fils Ludwig – un organisateur énergique, déterminé, et peut-être même sans scrupule.” Haber met au point des engins pour utiliser des gaz encore plus mortifères que le chlore, comme le phosgène et l’ypérite [7]. Il n’oubliera pas non plus de plaider pour l’accroissement de la production d’ammoniac, produit fondamental pour la guerre mais aussi pour ses finances.

Avec le recul, on sait que la guerre chimique n’a pas donné la victoire à l’Allemagne. Fischer avait raison : en peu de temps, les belligérants s’arrosaient mutuellement de gaz vénéneux.

Haber après la guerre

Novembre 1918 : le régime impérial s’écroule et la République est proclamée. Recherché comme criminel de guerre, Haber s’enfuit en Suisse, dont il obtient la nationalité, privilège réservé aux gens fortunés. En novembre 1919, on lui octroie le Nobel attaché à l’année 1918, ce qui provoque un tollé dans le monde. Obligée de s’expliquer, la Commission d’attribution du Nobel assure qu’elle récompense uniquement l’inventeur de la synthèse de l’ammoniac, grâce à laquelle on combat la faim dans le monde. En effet, le procédé Haber-Bosch permet de nourrir aujourd’hui au moins deux milliards d’individus.

Ce débat affecte profondément Haber qui souffre déjà de la défaite de son pays. Dans son esprit, les gaz avaient un but humanitaire car ils visaient à raccourcir la durée de la guerre. De plus, il reprend l’argument par lequel l’ambassadeur américain avait refusé de signer la Convention de la Haye (1899) : une arme chimique qui étouffe quatre cent hommes n’est pas plus inhumaine qu’une torpille qui coule un bateau, chargeant l’eau d’étouffer quatre cent passagers. Avec cet argument cynique, Haber refuse de voir que les gazés ne meurent pas tous, que les survivants traîneront à jamais des souffrances psychologiques et physiques.

Les poursuites contre Haber sont rapidement abandonnées car les puissances coloniales ne souhaitent pas jeter un discrédit excessif sur cette arme. En effet, dès 1919, les Anglais bombardent l’Afghanistan d’ypérite et les Espagnols vont arroser en 1923 le Rif marocain de gaz moutarde, avec la bénédiction des Anglais qui veulent contrer l’influence française en Afrique du Nord. Plus important encore, les connaissances et l’expérience de Haber sont maintenant convoitées partout. Par exemple, au début des années 1920, l’URSS et l’Espagne l’invitent à monter des usines d’armes chimiques dans leurs pays. Ne voulant pas y aller, Haber confie ces missions à Hugo Stoltzenberg, père de Dietrich Stoltzenberg (un biographe de Haber) qui fait cette révélation à partir de documents privés.

Aussitôt qu'il peut, Haber rentre en Allemagne, reprend ses fonctions et transforme son institut en un centre international de recherches important. Il se donne pour but de sauver son pays de l’effondrement économique. Rêve mégalomaniaque ? Non, dit-il. N’a-t-il pas déjà sauvé l’Allemagne auparavant avec la synthèse de l’ammoniac ? Sa nouvelle idée consiste à payer les lourdes réparations de guerre en retirant l’or de la mer. En 1923 notamment il entreprend une campagne d’extraction, mais le projet se révèle économiquement désastreux. [8]

Au niveau de ses recherches, Haber continue à développer après-guerre des poisons chimiques avec l’excuse de combattre les nuisibles des silos, les rongeurs et les insectes. Toutefois, derrière cette façade, son équipe fabrique en secret des armes chimiques. Pour éviter que l’Allemagne ne soit devancée par les autres nations, il met au point le Zyklon B. Peut-il alors se douter que ce composé funeste sera utilisé dans les camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale? Peut-il même imaginer que plusieurs de ses familiers et amis en seront victimes?

Le nazisme

Dans la décennie 1920 la vie de Haber est perturbée par une perte d’argent et par le divorce avec sa deuxième femme. Il ne voit donc pas vraiment la montée du nazisme dans les milieux culturels. S’il la voit, il la minimise.

Pourtant les agressions commencent dès l’automne 1920. Deux Prix Nobel de physique, Philipp Lenard et Johannes Stark s’en prennent à la relativité d’Einstein sous prétexte qu’elle blesse le bon sens. D'ailleurs, ils vont rapidement la dénoncer comme “fraude juive”, accusation qui sera reprise par les hitlériens.

En 1924, l’offensive raciste se rapproche de Haber : son meilleur ami, Richard Willstätter (Nobel de chimie 1915), démissionne avec fracas de son poste. Indigné par les raisons du refus d’un professeur juif par le corps enseignant de l’université de Munich, il quitte pour toujours son laboratoire. Le séjour de Willstätter avait en effet toujours été pénible dans cette université. Le roi Ludwig de Bavière n’avait-il pas admonesté ainsi son ministre en 1915 en signant sa nomination au poste de professeur : “C’est la dernière fois que j’autoriserai le recrutement d’un juif”?

Contrairement à Einstein, Haber ne participe pas au combat contre le national-socialisme montant. Lorsque Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933, Einstein est à Pasadena et Haber au Cap Ferrat. Alors qu’Einstein attaque aussitôt le nouveau régime, Haber rejoint tranquillement son poste, prenant le chemin inverse de nombreux intellectuels : plus de 100 savants de haut rang, parmi eux de nombreux prix Nobel, quittent le pays en 1933. Sans précédent dans l’histoire, cette hémorragie intellectuelle ne pouvait qu’affaiblir l’Allemagne. En 1979, Raymond Aron a fait cette remarque à Fritz Stern : “Le XXe siècle aurait pu être celui de l’Allemagne.”. On mesure la performance de ce pays avec ce chiffre : de 1901 à 1932, de la création du Prix Nobel à l’arrivée au pouvoir de Hitler, l’Allemagne avait eu 35 lauréats, la majorité écrasante en physique, chimie et médecine.

Au-delà des hommes de science, la fuite des cerveaux atteint aussi les milieux littéraires et artistiques, comme le dramaturge Bertolt Brecht qui cherche d’abord refuge au Danemark et, ensuite, en Finlande, les cinéastes Fritz Lang, Max Ophuls en France, etc. Ces lieux d’exil sont toutefois atypiques, les transfuges choisissant pour la plupart de traverser l’Atlantique dès le début de la fuite. Le directeur de l’Institute of Fine Arts (New York), n’a-t-il pas déclaré : “Hitler est mon meilleur ami, il secoue l’arbre, je recueille les pommes” ?

La fin

Peu après l’incendie du Reichstag (25 février 1933), Hitler déclenche une féroce répression sur les communistes, puis sur les démocrates, les socialistes, les syndicalistes, les homosexuels et les groupes ethniques ou religieux comme les tziganes et les juifs. Un décret visant à arianiser l’administration exige la démission des juifs. Il prévoit cependant une exception pour les vétérans de guerre, catégorie où se trouvent Fritz Haber et James Franck : ils peuvent rester à leur poste, mais doivent démettre leurs subordonnés juifs, baptisés ou pas.
Estimant qu’il ne pourrait jamais se regarder dans une glace s’il acceptait une telle ignominie, James Franck démissionne immédiatement. En avril, il écrit à Haber “qu’il n’acceptera jamais cette miette de charité que le gouvernement offre aux vétérans de guerre de race juive”. Faisant allusion aux atermoiements de Haber, il ajoute : “Je respecte et je comprends la position de ceux qui veulent rester à leurs postes aujourd’hui, mais il faut aussi qu’il y ait des personnes comme moi.” Ébranlé, Haber présente aussi sa démission à compter…du premier octobre. Il se dirige vers Cambridge mais, ne supportant pas le climat anglais, il part vers Bâle, où il décède en janvier 1934.

Quel sentiment doit-on avoir à l’égard de Fritz Haber ? Admiration pour le savant ou mépris pour l’homme sans scrupules ? A partir de son exemple, il faudrait éviter de condamner une science, la chimie, ou d’accabler les prix Nobel de la discipline, parmi lesquels on trouve la remarquable Marie Curie. Or, Fritz Haber est un cas à part. Non seulement il a échoué dans sa volonté de lier intégration et patriotisme, mais il illustre parfaitement le paradoxe de la science : toute recherche peut être à la fois source de progrès ou de malheur. Le même homme qui a inventé la synthèse de l’ammoniac a utilisé ses connaissances pour produire des gaz de combat. Qu’y a-t-il de mieux pour finir ce texte sinon ces mots de Rabelais : «science sans conscience n’est que ruine de l’âme.»

Notes

[1] “Guano”, mot d’origine quechua, signifie “fiente d’oiseau”. Accumulé en grande quantité sur les côtes du Pérou et du nord du Chili, ce produit est constitué essentiellement de sels ammoniacaux, d’acide urique, d’oxalate de calcium, etc. Les Incas l’auraient, paraît-il, déjà utilisé en agriculture.

[2]Le salpêtre du Chili est le nitrate de sodium.

[3]Le catalyseur était le fer en poudre mélangé à des petites quantités d’oxydes d’aluminium, de calcium et de potassium.

[4] Il s’agit d’une allusion aux soldats recrutés par la France et l’Angleterre dans leurs colonies.

[5] En réalité, Fischer finira par collaborer à une fondation dirigée par Haber. A la fin de la guerre, il se suicidera, chagriné par la perte de ses fils au front, mais aussi, probablement, par sa participation à l’effort de guerre chimique.

[6] Hermann, le fils de Clara et de Fritz Haber restera traumatisé. En 1947, il se suicidera aussi aux Etats-Unis, acte imité plus tard par sa propre fille.

[7] L’ypérite ou “gaz moutarde” a pour formule ClCH2CH2SCH2CH2Cl. D’abord utilisé en 1917 à Ypres (d’où son nom), ce gaz extrêmement toxique aurait été synthétisé pour la première fois en 1860 (certains parlent de 1822). Pour se protéger, les soldats doivent non seulement porter des masques mais aussi des vêtements imperméables, ce qui gêne leurs mouvements. Utilisé par les deux belligérants, il est l’un des plus importants gaz de combat de la Première Guerre mondiale. Un certain Adolf Hitler a laissé le récit d’une attaque à l’ypérite en 1918 (alors qu’il était caporal) qui lui a probablement fait perdre la vue pendant plusieurs jours.

[8] Ces recherches s’échelonnent de 1921 à 1927. Haber tablait sur environ 6 mg d’or par tonne d’eau de mer. Il n’en a trouvé que 0,004 mg, c’est-à-dire moins d'un millième de ce qu’il espérait.

Bibliographie très sommaire


GORAN Morris, The Story of Fritz Haber, University of Oklahoma Press, 1967.

LEPICK Olivier, La grande guerre chimique : 1914-1918, Presses Universitaires de France, Paris, 1998.

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